
De l’ascension à la chute – Le parcours de Jacques Villeret entre alcoolisme, adoption et mort tragique
Jacques Villeret fut un homme de contrastes : drôle et désespéré, solaire et blessé, adulé et seul. Il incarna les êtres simples avec une telle vérité qu’on en oubliait la complexité de l’homme derrière le rôle. Sa chute fut aussi brutale que son ascension fut lumineuse. Mais son talent, lui, demeure. Intact. Inoubliable.
Dans les couloirs d’un hôpital normand, un silence pesant règne en ce 28 janvier 2005. Un grand acteur s’éteint, loin des projecteurs, terrassé par une hémorragie interne. À 53 ans, Jacques Villeret – de son vrai nom Mohamed Boufroura – tire sa révérence. Une disparition brutale, à l’image d’une vie traversée par la lumière du succès… et les ombres d’une douleur intime, profonde, jamais totalement surmontée.

Jacques Villeret sur scène à l'Espace Cardin à Paris, France, le 8 février 1984 I Source : Getty Images
Jacques Villeret vient au monde en 1951, dans la petite commune de Loches, sous le nom de Mohamed Boufroura. Son père biologique, un Kabyle, quitte le foyer peu après sa naissance. Sa mère, rapidement remariée, lui offre un nouveau père, celui qui l’élèvera mais dont il découvrira tardivement qu’il n’était qu’un substitut. Cette révélation, apprise de manière brutale à l’adolescence, agit comme une déflagration. Elle fissure à jamais son rapport au monde, à lui-même. L’enfant au rire facile devient un homme à l’identité vacillante, hanté par la sensation d’être illégitime.
Heureusement, entre les murs du conservatoire de Tours, puis du prestigieux Conservatoire national d’art dramatique, Jacques trouve un havre : le théâtre. Faire rire devient son bouclier. Très jeune, il découvre qu’il a ce don rare de déclencher les éclats de rire. Un talent précieux, presque salvateur. Rapidement repéré, il fait ses débuts sur les planches avec la Compagnie Marcelle Tassencourt. Les portes du cinéma s’ouvrent à lui, d’abord avec Yves Boisset dans R.A.S (1972), où il campe un soldat durant la guerre d’Algérie – clin d’œil ironique du destin pour ce fils d’immigré.
Claude Lelouch, conquis par sa sincérité et son naturel, lui offre un rôle dans Toute une vie. C’est le début d’une longue collaboration, marquée par neuf films en commun. Robert et Robert (1978) marque un tournant : Villeret y décroche le César du meilleur second rôle. Le grand public découvre ce visage rond, ces yeux attendrissants, et cette voix douce qui porte les silences autant que les rires.

L'acteur français Jacques Villeret reçoit le César du meilleur acteur pour son rôle dans "Le dîner de cons" de Francis Veberb lors de la 24e cérémonie des César au Théâtre des Champs-Élysées à Paris, le 6 mars I Source : Getty Images
C’est avec La soupe aux choux en 1981, dans un rôle d’extra-terrestre naïf, que Jacques entre dans le cœur des Français. Mais c’est François Pignon, le personnage simple et attendrissant du Dîner de cons, qui ancre à jamais son image dans la mémoire collective. Pour ce rôle, il remporte le César du meilleur acteur en 1999. Une consécration.
Dans la foulée, il enchaîne les succès : Un crime au paradis, Effroyables jardins, Malabar Princess, Vipère au poing. Il montre une autre facette de son jeu : sensible, grave, subtile. Le clown triste, capable de faire pleurer aussi bien que rire.
Mais derrière le succès se cache une souffrance. Jacques Villeret, l’homme public si attachant, vit un enfer privé. L’alcool est son compagnon. "Un instrument pour lui. Passé un nombre de verres, il retrouve la colère qui l'encombre depuis l'enfance, se prenant pour le maître du monde, menaçant, agressif et parfois dangereux", comme disait son ancienne compagne Irina Tarassov, qu’il épouse en 1979. Celle-ci vit à ses côtés ces années troubles. Elle raconte, après leur séparation, une vie marquée par la violence, les colères, les chantages affectifs. "Il n’avait jamais tort, ne s’excusait jamais", avait-elle confié, dans son livre Un jour tout ira bien paru en 2006.
À ses blessures d’enfance, s’ajoute une nouvelle alors qu’en couple avec Irina. Il se sait incapable de devenir père et sombre de plus en plus dans l’alcoolisme. Il adopte néanmoins Alexandre, le fils d’Irina, et lui transmet sa passion du cinéma.

L'acteur français Jacques Villeret I Source : Getty Images
Alexandre garde, d’ailleurs, vivante la mémoire de son père adoptif. "Papa voulait être pianiste dans un piano-bar", se souvient-il. Aujourd’hui cinéaste, il a choisi d’être derrière la caméra. Dans l’écriture, le montage et les documentaires, il fait vivre l’héritage de son père. Il poursuit la flamme avec dignité, à sa manière, fidèle au dernier conseil de Jacques : "Fais ce que tu aimes, mais fais-le bien."
En 1998, après vingt an de vie commune, Irina quitte Jacques Villeret. Elle l’aime encore, mais ne peut plus supporter ce quotidien devenu irrespirable surtout après l’épisode dramatique où, en pleine crise, il a tenté de mettre le feu à leur lit. Pour l’acteur, c’est une nouvelle fracture.
C’est alors que survient Sény. Elle a vu Le dîner de cons et veut rencontrer cet homme qui l’a tant émue. Leur rencontre tient du miracle. Tous deux fragilisés, meurtris, tombent follement amoureux. "Nous nous sommes rencontrés à un moment où nous étions très malheureux chacun dans notre vie et nous avons décidé d’essayer de ne plus l’être ensemble", avait déclaré Sény dans les colonnes de Gala après le décès de son compagnon.
Elle, veuve et mère de trois enfants ; lui, divorcé, perdu. Ils se rebaptisent tendrement : elle est son "bébé black", il est son "bébé blanc". Un amour sincère, pudique, plein d’espoir. Avec elle, Jacques retrouve le goût des choses simples. Ils s’affichent ensemble lors d’événements, complices, unis. Il achète même une maison à Croth, en Normandie. Un petit coin de paradis. Il rêve d’y vieillir avec elle. Ce sera le théâtre de ses derniers jours.

Jacques Villeret assiste à la première du film "Ocean's Twelve" à Paris I Source : Getty Images
Le 28 janvier 2005, Jacques s’effondre. Son foie, usé par les années d’excès, le trahit. L’hémorragie est fatale. Il meurt à l’hôpital d’Évreux. Il n’aura pas profité de sa maison, ni de sa renaissance sentimentale.
Jacques Villeret laisse derrière lui un vide immense, celui d’un artiste qui savait incarner l’humanité dans ce qu’elle a de plus fragile et de plus lumineux. Sa voix, ses regards, ses silences peuplent encore nos mémoires. On se souvient de ses maladresses tendres, de ses rires éclatants, de sa profonde mélancolie. Il n’a peut-être jamais trouvé la paix ici-bas, mais il a offert au public des instants de vérité bouleversante. Aujourd’hui, ses films restent comme des balises, des refuges. Et quelque part, entre deux éclats de rire, c’est son âme blessée qui continue de nous toucher.